Le débat sur le traçage des contacts souligne l’urgence de s’attaquer aux technologies non réglementées comme l’intelligence artificielle (IA). Forte de sa démocratie et de sa réputation d’excellence en matière de recherche, la Suisse a le potentiel de jouer un rôle de premier plan dans la construction d’une IA éthique.
Qu’est-ce que l’intelligence artificielle (IA) ? « L’intelligence artificielle est soit la meilleure, soit la pire chose qui soit jamais arrivée à l’humanité », a déclaré un jour l’éminent scientifique Stephen Hawking, décédé en 2018.
Un groupe d’experts mis en place par la Commission européenne a présenté un projet de lignes directrices en matière d’éthique.Lien externe pour une IA digne de confiance fin 2018, mais il n’existe pas encore de stratégie mondiale convenue pour définir des principes communs, qui incluraient des règles sur la transparence, la protection de la vie privée, l’équité et la justice.
Grâce à ses atouts uniques – une démocratie forte, sa neutralité et une recherche de renommée mondiale –, la Suisse est bien placée pour jouer un rôle de premier plan dans la construction d’une intelligence artificielle respectueuse des normes éthiques. Le gouvernement suisse reconnaît l’importance de l’IA pour le développement du pays et, dans cette optique, participe aux discussions internationales.
Cependant, sur le plan intérieur, le débat ne fait que commencer, mais de manière sérieuse, car la Suisse et d’autres nations sont confrontées à des préoccupations en matière de protection de la vie privée liées à l’utilisation de nouvelles technologies comme les applications de traçage des contacts, qu’elles utilisent ou non l’IA, pour enrayer la propagation du Covid-19.
L’initiative européenne PEPP-PT (Pan-European Privacy-Preserving Proximity Tracing) préconisait une approche centralisée des données, ce qui soulevait des inquiétudes quant à sa transparence et sa gouvernance. Elle a cependant été compromise lorsque plusieurs pays, dont la Suisse, ont opté pour un système décentralisé et respectueux de la vie privée, appelé DP-3T (Decentralized Privacy-Preserving Proximity Tracing). Le retrait définitif de l’Allemagne a porté le coup de grâce à PEPP-PT.
« L’Europe a mené un débat vigoureux et animé sur les mérites respectifs des approches centralisée et décentralisée du traçage de proximité. Ce débat s’est avéré très bénéfique, car il a permis de sensibiliser un large public à ces enjeux et a démontré le haut niveau de vigilance qui caractérise la conception et le développement de ces applications. Les citoyens n’utiliseront l’application de traçage des contacts que s’ils ont le sentiment de ne pas avoir à sacrifier leur vie privée pour sortir de l’isolement », a déclaré Jim Larus. M. Larus est doyen de la Faculté d’informatique et de sciences de la communication (IC) de l’EPFL à Lausanne et membre de l’équipe à l’origine du projet DP3T au sein de cette institution.
D’après un sondage récent, près des deux tiers des citoyens suisses se déclarent favorables au traçage des contacts. L’application DP-3T est actuellement testée à titre expérimental, dans l’attente de la définition du cadre juridique de son utilisation généralisée, décidée par le Parlement suisse. Ce débat souligne toutefois l’urgence de répondre aux questions d’éthique et de gouvernance liées aux technologies non réglementées.
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La « méthode suisse »
L’intelligence artificielle a été intégrée pour la première fois à la stratégie du gouvernement suisse visant à créer les conditions propices à l’accélération de la transformation numérique de la société.
En décembre dernier, un groupe de travail a remis au Conseil fédéral (organe exécutif) un rapport intitulé « Les défis de l’intelligence artificielle ». Ce rapport indiquait que la Suisse était prête à exploiter le potentiel de l’IA, mais ses auteurs ont choisi de ne pas aborder spécifiquement les questions éthiques et la dimension sociale de l’IA, préférant se concentrer sur divers cas d’usage et les défis qui en découlent.
« En Suisse, le gouvernement central n’impose pas de vision éthique globale pour l’IA. Il serait incompatible avec nos traditions démocratiques que le gouvernement prescrive une telle vision de manière autoritaire », a déclaré Daniel Egloff, chef de l’innovation au Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation (SERI), à swissinfo.ch. M. Egloff a ajouté qu’il est difficile d’établir des principes éthiques absolus, car ils peuvent varier d’un contexte technologique à l’autre. « Une vision éthique de l’IA se dessine à travers les consultations menées auprès des acteurs nationaux et internationaux, y compris le public, et le gouvernement participe activement à ce débat », a-t-il précisé.
Dans un contexte plus large, le gouvernement insiste sur son engagement international fort dans les discussions relatives à l’éthique et aux droits humains. L’ambassadeur Thomas Schneider, directeur des affaires internationales à l’Office fédéral de la communication (OFCOM), a déclaré à swissinfo.ch que la Suisse, à cet égard, « est l’un des pays les plus actifs au sein du Conseil de l’Europe, des Nations Unies et d’autres instances ». Il a également ajouté que l’OFCOM et le ministère des Affaires étrangères ambitionnent de faire de Genève un centre mondial de gouvernance technologique.
Encore un mot à la mode ?
Comment définir ce qui est éthique ou non en matière de technologie ? Selon Pascal Kaufmann, neuroscientifique et fondateur de la Fondation MindfireLien externe Pour une IA centrée sur l’humain, l’éthique appliquée à l’IA n’est qu’un mot à la mode : « Il règne une grande confusion quant à la signification de l’IA. Ce que beaucoup appellent “IA” a peu à voir avec l’intelligence et bien plus avec le calcul haute performance. C’est pourquoi parler d’IA éthique n’a guère de sens. Pour être éthique, je suggère de créer rapidement une IA au service des citoyens plutôt que des gouvernements autocratiques ou des grandes entreprises technologiques. Élaborer des politiques éthiques ne nous mènera nulle part et ne nous aidera pas à créer une IA. »
Anna Jobin, chercheuse postdoctorante au Laboratoire d’éthique et de politique de la santé de l’ETH Zurich, a un avis différent. Selon ses recherches, les considérations éthiques doivent faire partie intégrante du développement de l’IA : « On ne peut pas traiter l’IA comme une technologie pure et y ajouter des aspects éthiques a posteriori ; les dimensions éthiques et sociales doivent être intégrées au débat dès le départ. » L’impact de l’IA sur notre quotidien étant voué à croître, Jobin estime que les citoyens doivent être associés aux débats sur les nouvelles technologies utilisant l’IA et que les décisions la concernant doivent inclure la société civile. Elle reconnaît toutefois les limites d’une simple énumération de principes éthiques en l’absence d’une gouvernance éthique.
Pour Peter Seele, professeur d’éthique des affaires à l’USI, l’Université de Suisse italienne, la clé de la résolution de ces problèmes réside dans l’égalité entre le commerce, l’éthique et le droit. « Les entreprises sont attirées par la réglementation. Elles ont besoin d’un cadre juridique pour prospérer. De bonnes lois, qui concilient commerce et éthique, créent un environnement idéal pour tous les acteurs », a-t-il déclaré. Le défi consiste à trouver un équilibre entre ces trois piliers.
